Affaire Doctolib : l'abus de position dominante, instrument de contrôle des concentrations

Publié le 
8/12/2025
Affaire Doctolib : l'abus de position dominante, instrument de contrôle des concentrations

Dans sa décision rendue le 6 novembre 2025 (Décision n° 25-D-06), l’Autorité de la concurrence sanctionne Doctolib pour abus de position dominante sur les marchés français des services de prise de rendez-vous médicaux en ligne et des solutions technologiques de téléconsultation médicale. Elle inflige à l’entreprise une amende de 4 615 000 euros pour un ensemble de pratiques d’exclusivité et de ventes liées et une amende distincte, d’un montant forfaitaire de 50 000 euros, pour l’acquisition en 2018 de son principal concurrent, la société MonDocteur.

I. Contexte

A la suite d’une plainte déposée en novembre 2019 par l’entreprise Cegedim Santé, alors concurrente de Doctolib sur le marché des services de prise de rendez-vous en ligne et de la téléconsultation, l’opération de visite et saisie alors initiée a permis à l’Autorité de poursuivre Doctolib pour abus de position dominante en articulant deux griefs : le premier relatif à la clause d’exclusivité imposée par Doctolib à ses abonnés leur imposant de recourir exclusivement à ses services et de souscrire préalablement à Doctolib Patient afin de pouvoir recourir au service de téléconsultation ; le second portant sur l’éviction de son principal concurrent, l’entreprise MonDocteur, dont le rachat le 10 juillet 2018, a entraîné le verrouillage du marché national des services de prises de rendez-vous médicaux en ligne et la consolidation de sa position sur un marché alors émergent.

II. Les marchés en cause

Le marché de la prise de rendez-vous médicaux en ligne s’est structuré autour de plateformes numériques permettant aux professionnels de santé de gérer leur agenda et d’offrir aux patients un accès direct à la réservation de consultations, en cabinet ou à distance. Des services comme Doctolib, apparu en 2013, centralisent plusieurs fonctionnalités : recherche de praticiens selon divers critères, prise de rendez-vous, confirmations et rappels automatisés, accessibles via un site web ou une application mobile.

Ce marché revêt un caractère biface : la valeur de la plateforme augmente avec le nombre de professionnels et de patients qui l’utilisent. Les professionnels privilégient les services bénéficiant d’une large audience, tandis que les patients sont attirés par les plateformes offrant un vaste choix de praticiens. Ces effets de réseau renforcent la position des acteurs déjà bien implantés. La pandémie de Covid-19 a accéléré le développement de ces services, notamment lorsque l’État a confié à plusieurs plateformes (Doctolib, Maiia, KelDoc) la gestion des rendez-vous pour la campagne de vaccination en 2021.

Le marché des solutions technologiques de téléconsultation s’est développé parallèlement. Ces outils, tels que le service de téléconsultation lancé par Doctolib en 2019, proposent aux professionnels de santé et à leurs patients des interfaces sécurisées de visiocommunication conformes aux normes du Code de la santé publique. L’usage de la téléconsultation a connu une croissance particulièrement marquée à partir de mars 2020, sous l’effet de la crise sanitaire, qui a accru la demande de consultations à distance.

III. La position dominante de Doctolib

L’analyse des parts de marché et de la structure concurrentielle montre que Doctolib occupe une position dominante sur le marché français des services de prise de rendez-vous médicaux en ligne depuis au moins 2017. L’entreprise détient, en effet, sur toute la période 2017-2022, plus de la moitié du marché, tant en nombre de professionnels de santé utilisateurs qu’en chiffre d’affaires généré par ce type de service. Certaines années, sa part dépasse même 90 %, ce qui atteste d’une avance très nette sur ses concurrents.

Ces parts de marché élevées s’inscrivent dans un contexte où les barrières à l’entrée (développement technologique, coûts d’acquisition des utilisateurs, nécessité de disposer d’une base importante de professionnels de santé pour attirer les patients) et l’absence de contre-pouvoirs significatifs du côté de la demande renforcent durablement sa position.

Sur le marché des technologies permettant la réalisation de téléconsultations, Doctolib bénéficie d’une dynamique similaire. Depuis son arrivée en 2019, l’entreprise détient plus de 40 % du marché, que l’on raisonne en nombre de clients ou en volume de téléconsultations effectuées grâce à sa plateforme. Compte tenu des barrières à l’entrée comparables à celles observées pour le marché de la prise de rendez-vous (exigences techniques, investissements nécessaires, importance des effets de réseau) et de l’absence de puissance d’achat susceptible de limiter l’influence de Doctolib, l’entreprise se trouve également en position dominante sur ce marché depuis 2019.

IV. Les pratiques d’exclusivité et de ventes liées : une infraction complexe

Depuis 2013, les conditions générales de Doctolib, qui n’ont pas vocation à être négociées, comportent une clause d’exclusivité interdisant au professionnel de santé de recourir à un produit ou service concurrent de la solution qu’elle propose pour la prise de rendez-vous en ligne. À partir de juin 2019, cette clause d’exclusivité se combine avec une clause « anti-allotement », devant permettre de limiter ou interdire le recours simultané par un client à un service Doctolib et à un service fourni par un autre opérateur. Dès 2016, l’allotement a constitué pour Doctolib un sujet d’attention commerciale, ayant donné lieu à la mise en place de procédés consistant à détecter et « attaquer » les professionnels de santé clients n’étant pas en situation d’exclusivité vis-à-vis de Doctolib, ou à refuser le « lancement » de professionnels de santé en situation d’allotement, comme en témoignent de nombreux échanges internes jusqu’en 2019 (pt 143).

L’Autorité voit dans la combinaison de ces clauses – exclusivité et antiallotement - une stratégie d'éviction abusive dès lors qu’elle restreint la liberté de choix des clients et ferme l’accès au marché à des concurrents non moins performants..

En pratique, Doctolib invoquait des contraintes techniques ou organisationnelles pour imposer aux praticiens déjà engagés auprès d’un service concurrent de mettre fin à leur abonnement existant avant de pouvoir accéder à la solution Doctolib Patient. Cette exigence conditionnant l’inscription créait ainsi une restriction directe de leur possibilité d’utiliser simultanément plusieurs services. Doctolib soutenait au contraire que le multi-hébergement restait marginal même après la suppression des clauses litigieuses en octobre 2023, ce qui démontrerait l’absence d’effets réels. L’Autorité réfute l’argument : la dissuasion résulte de l’existence même de la clause, qui, dans un contexte où Doctolib est perçue comme un apporteur essentiel de patientèle, est de nature à dissuader les professionnels de santé d’avoir recours à un service concurrent, d’autant que le non-respect de l’exclusivité était, jusqu’en 2017, qualifié de « faute grave » par Doctolib et justifiait la rupture du contrat. De plus, l’Autorité souligne que la suppression des clauses est intervenue tardivement, à un moment où la position de l’entreprise sur le marché de la prise de rendez-vous en ligne était déjà fortement consolidée (part de marché en chiffre d’affaires supérieure à 95 % en 2022), de sorte que les effets de verrouillage étaient déjà accomplis. La consolidation étant un processus dynamique et cumulatif, les pratiques en cause peuvent avoir contribué au renforcement de la position de Doctolib, même a posteriori. D’ailleurs, le droit de la concurrence n’impose pas que les pratiques soient susceptibles d’accroître davantage une position dominante : il suffit qu’elles maintiennent ou renforcent cette position.

Dès l’introduction de son service de téléconsultation en 2019, Doctolib a intégré dans ses contrats une obligation de souscrire préalablement à Doctolib Patient pour pouvoir accéder à la fonctionnalité de téléconsultation. Les professionnels de santé se trouvaient ainsi contraints de payer cumulativement les deux services, même lorsqu’ils n’avaient besoin que de l’outil de téléconsultation. Ce mécanisme de couplage des services a mécaniquement accru le nombre d’utilisateurs de Doctolib Patient et, par conséquent, renforcé la position dominante de Doctolib sur le marché national de la prise de rendez-vous médicaux en ligne. En obligeant les praticiens souhaitant accéder à la téléconsultation à souscrire aussi au service d’agenda, Doctolib limitait leur possibilité de recourir aux solutions concurrentes de prise de rendez-vous en ligne, au bénéfice exclusif de son propre écosystème.

Bien que les pratiques d’exclusivité et de vente liée revêtent des formes différentes, l’Autorité considère qu’elles constituent une infraction unique, complexe et continue dans la mesure où elles sont complémentaires et relèvent d’un même plan d’ensemble de Doctolib, dont l’objectif commun est la préemption et la conquête de clientèle, ainsi que la préservation de son pouvoir de marché, au détriment de ses concurrents et de leur développement sur chacun de ces marchés.

De façon surprenante par rapport à la gravité de l’infraction, qu’elle qualifie de nocive pour les opérateurs concurrents de petite taille, aux ressources limitées et privés d’une clientèle potentielle qui aurait permis leur développement sur les marchés, l’Autorité fixe le taux de gravité à seulement 3 % de la valeur des ventes, affectée du coefficient de durée (7,44), et compte tenu du fait que la valeur des ventes retenue pour déterminer le montant de base de la sanction de Doctolib, qui représente une valeur supérieure à 80 % du chiffre d’affaires consolidé, accorde une réduction de 80 % sur la sanction au titre du caractère « mono-produit » de l’entreprise, dans la mesure où l’application de la méthode normale de détermination des sanctions aboutirait à un montant disproportionné. Finalement, au titre des pratiques abusives d’exclusivité et de ventes liées, l’amende s’élève à 4 615 000 euros.

V. Le rachat du principal concurrent peut constituer un abus de position dominante

En juillet 2018, Doctolib a procédé à l’acquisition de son principal concurrent MonDocteur. Cette opération n’a pas été soumise au contrôle ex ante des concentrations, les seuils de notification n’étant pas atteints. L’Autorité de la concurrence a donc examiné a posteriori cette acquisition au regard de la jurisprudence Towercast de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE, 16 mars 2023, C-449/21), qui admet qu’une concentration échappant au contrôle préalable peut néanmoins constituer, en elle-même, un abus de position dominante au sens des articles 102 TFUE et L. 420-2 du Code de commerce.

Dans cet arrêt, la Cour souligne que le renforcement d’une position dominante ne suffit pas à caractériser un abus : il faut établir que l’opération confère à l’entreprise un pouvoir de marché tel qu’il entrave substantiellement la concurrence, en reléguant les concurrents subsistants dans une situation de dépendance économique vis-à-vis de l’opérateur dominant.  

En l’occurrence, l’Autorité considère que l’acquisition de MonDocteur par Doctolib poursuivait un objectif d’éviction et de verrouillage du marché de la prise de rendez-vous médicaux en ligne. Les documents internes analysés révèlent une intention explicite d’éliminer le produit concurrent, l’entreprise considérant que la valeur de l’opération résidait non dans l’intégration de l’actif acquis, mais dans la disparition de MonDocteur en tant que concurrent principal. Certains documents faisaient même état d’un marché français dépourvu de concurrence après l’opération. Cette intégration a permis à Doctolib de récupérer environ 10 000 professionnels de santé et de renforcer sensiblement ses parts de marché. L’Autorité retient qu’à un moment où le marché concerné, alors en pleine expansion, était marqué par de forts effets de réseau indirects, lesquels renforçaient de manière significative les barrières à l’entrée et à l’expansion, l’opération de rachat de son principal concurrent par Doctolib, qui a entravé substantiellement la concurrence, doit être qualifiée d’abus de position dominante au sens des articles L. 420-2 du Code de commerce et 102 TFUE dès lors que cette opération a entraîné l’élimination du seul acteur capable de rivaliser directement avec la plateforme et a placé les autres concurrents, aux positions déjà très limitées, dans une situation où ils ne sont pas en mesure de se comporter de manière indépendante, ces derniers n'ayant jamais réussi à s’imposer sur le marché en raison de l’avance prise par Doctolib et de ces effets de réseau, certains concurrents allant jusqu’à estimer que le marché était entièrement verrouillé. Cependant, l’Autorité décide de n’infliger qu’une amende de 50 000 euros à Doctolib. Elle estime en effet que les comportements de Doctolib étant antérieurs à l’arrêt Towercast, un doute pouvait subsister quant à la possibilité d’examiner une concentration n’atteignant pas les seuils de notification sous l’angle de l’article 102 du TFUE.

Enfin, l’Autorité a enjoint à Doctolib de publier un résumé de la décision dans l’édition papier et sur le site du journal Le Quotidien du Médecin, pour assurer une publicité auprès de la clientèle cible de la plateforme, les professionnels de santé.

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