Elle sera en charge des affaires concernant le devoir de vigilance et la responsabilité écologique et prendra la dénomination de « chambre 5-12 »[1].
Elle sera compétente, entre autres, pour statuer en appel sur les décisions rendues par le tribunal judiciaire dans les litiges relatifs au devoir de vigilance fondés sur les articles L. 225-102-4 et L. 225-102-5 du Code de commerce, ainsi que sur les litiges portant sur la publication d’informations extra-financières pour les entreprises (et notamment la nouvelle directive « CSRD »).
Cette création est perçue comme une avancée importante pour le contentieux environnemental. Celui-ci nécessite des juges ayant des compétences à la fois diversifiées mais pointues, afin de favoriser une construction jurisprudentielle efficace autour des questions de RSE.
I. L’importance du contentieux environnemental
Cette démarche s’inscrit dans le phénomène de judiciarisation du domaine environnemental ayant émergé ces dernières années.
« Pourquoi cette nouvelle chambre ? » a-t-on demandé à Jacques Boulard, premier président de la Cour d’appel de Paris. « Parce qu'il s'agit de contentieux émergents dont la dimension systémique impose, pour les magistrats qui en connaissent, qu'ils disposent de compétences juridictionnelles transversales, empruntant à diverses branches du droit. », a-t-il répondu.
L'établissement de juges spécialisés en droit environnemental est devenu impératif compte tenu des défis complexes et évolutifs auxquels la société est confrontée. Le droit environnemental, en constante évolution, requiert une compréhension approfondie des sciences et de l’industrie, des régulations spécifiques et des enjeux sociaux.
C’est d’autant plus vrai que seule la Cour d'appel de Paris est compétente territorialement en matière de devoir de vigilance et doit donc « être à la hauteur des nouveaux enjeux de prévention des atteintes graves envers les droits humains et les libertés fondamentales, la santé et la sécurité des personnes ainsi qu'à l'endroit de l’environnement » a expliqué Jacques Boulard.
La France avait été pionnière sur certains points en la matière. Elle a notamment été le premier pays à avoir promulgué une loi instituant le devoir de vigilance[2]. Elle « le sera également avec la création de cette chambre à compétence transversale », selon le communiqué de la cour d'appel. Ce dispositif sera bientôt applicable au niveau européen et a pour but d’obliger les grandes entreprises à établir des mesures, reprises dans des plans de vigilance, afin de prévenir les risques en matière d’environnement, de droits humains, ou encore de corruption, et ce sur toute sa chaine de valeur.
De même, la France a tôt instauré le reporting de données environnementales, sociales et de gouvernance (ESG), devenu obligatoire pour les entreprises cotées en bourse dès 2001 suite à la loi NRE sur les nouvelles régulations économiques, modifié par la loi Grenelle 2 (2010) puis par la loi de programmation sur la transition énergétique (2015), et finalement consacré au niveau européen, d’abord avec la directive NFRD en 2017, puis nouvellement avec la directive CSRD, applicable depuis le 1er janvier.
La responsabilité civile écologique, voie parfois peu empruntée ou difficile à mettre en œuvre, pourrait susciter un regain d’intérêt suite à la création de cette chambre spécialisée, notamment au regard de l’échec constaté par certains spécialistes de la politique pénale environnementale.
Ces différentes réglementations et le contentieux afférent qui en émerge a donc rendu nécessaire, selon la Cour d’appel de Paris, la création d’une nouvelle chambre.
La chambre sera présidée par Madame Hébert-Pageot et les premières affaires jugées par la chambre 5-12 se tiendront au premier semestre 2024. Les trois juges formant la chambre collégiale seront issus de diverses chambres, en particulier des chambres sociales et économiques, afin de parfaire la transversalité des compétences nécessaires au sein de la chambre.
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II. Une création attendue au regard du besoin de clarification de la loi
Pour Jacques Boulard, la création de cette chambre permettra « pour les parties au procès, qu'elles bénéficient de la garantie d'une plus grande prévisibilité de la jurisprudence ». Plusieurs textes environnementaux sont en l’état difficilement applicables ; la jurisprudence, encore peu nombreuse, a parfois tâtonné sur l’interprétation à donner aux textes.
D’un point de vue contentieux, ce sont une quinzaine d’affaires qui sont en cours en France concernant le devoir de vigilance. L’affaire TotalEnergies, la première à avoir fait l’objet d’une décision en référé, avait donné lieu à de nombreux articles[3]. Dernièrement, La Poste fut la première entreprise à se voir ordonner de compléter son plan de vigilance par une cartographie des risques et par un mécanisme d'alerte, tout en assurant un suivi de ces mesures[4].
Très tôt, dès l’affaire TotalEnergies, le juge des référés avait pointé du doigt le manque de clarté de la loi sur le devoir de vigilance. Trois professeurs d’université avaient été entendus en audience dans le cadre d’amici curiae afin d’éclairer le juge sur le sens de la loi. Dans sa décision, le juge des référés avait finalement appelé le gouvernement à préciser les contours de cette obligation.
Le texte français n’est en effet pas très loquace.
- La chaine de valeur est mal définie[5]. Dans la loi française, il n’est pas prévu jusqu’à quel rang d’affiliation et de sous-traitance les entreprises doivent appliquer leur devoir de vigilance : or, notamment en raison du secret des affaires, il n’est pas aisé de déterminer qui sont les fournisseurs des fournisseurs, qui auront parfois intérêt à se protéger les uns les autres. Le texte français prévoit que l’entreprise assujettie au devoir de vigilance doit entretenir une "relation commerciale établie" avec une entreprise afin que celle-ci soit prise en compte dans la chaine de valeur ; mais cette notion n’ayant pas de définition juridique, son interprétation jurisprudentielle est encore attendue[6], et était jusqu’ici laissée à la libre appréciation des entreprises.
- De surcroit, la loi n’explicite pas quels risques doivent être couverts par le devoir de vigilance : si le texte français prévoit une obligation de cartographie des risques, elle ne mentionne que les risques « directs et indirects », sans indication supplémentaire. Par comparaison, la LkSG (homologue allemand) limite le champ d'application de la chaîne de valeur aux violations ou aux risques directs en matière de droits de l'homme et d'environnement qui découlent du domaine d'activité propre de l'entreprise[7]. La directive à venir devrait toutefois clarifier a minima ce dernier point.
- Par ailleurs, les obligations juridiques sont-elles mêmes nébuleuses : la traduction concrète de ces éléments (des plans, par exemple) reste à faire, la loi n’étant pas très diserte. Françoise Berton relève que : « il suffit de lire la définition du plan de vigilance et des cinq mesures qu’il doit contenir pour mesurer à quel point celles-ci sont vagues et imprécises. Irrémédiablement, elles offrent une marge d’appréciation importantes aux sociétés concernées par l’obligation d’établir un plan de vigilance »[8]. Pour mettre en œuvre leur devoir de vigilance, les entreprises doivent donc penser leurs propres plans et donc leurs propres normes. En conséquence, une étude relève une forte hétérogénéité des plans de vigilance, en notant par exemple que « certains sont très succincts, d’autres très développés ; certains sont très rédigés tandis que d’autres prennent plutôt la forme de listes ou de tableaux ; certains s’appuient sur de très nombreux renvois à d’autres sections du document de référence, d’autres sont autonomes. »[9].
Ainsi, en raison de cette imprécision juridique, les entreprises se sont vues dans l’obligation de créer ces normes pratiques à tâtons. Pourtant, au regard de la généralisation imminente de ce devoir en Europe, le juge français a tout intérêt à imposer un standard efficace, notamment un standard de plan de vigilance, pouvant être diffusé dans l’Union, et dont les autres pays et leurs entreprises pourraient s’inspirer. Un rayonnement outre-Atlantique serait peut-être même possible. Le juge français pourrait également encourager la compétitivité de nos entreprises en imposant des standards de plan de vigilance adaptés aux particularités de notre marché. Le droit français s’est trouverait promu.
Par ailleurs, le reporting non financier imposé par la CSRD emporte lui-aussi un nombre important de questions. Si l’EFRAG a été chargée au niveau européen de la création d’indicateurs de mesure des différentes obligations de reporting, comme le calcul des émissions de gaz à effet de serre, plusieurs variables restent inconnues. Comme il n’existe pas ou peu de normes quant aux critères et données qui doivent être utilisés pour définir une performance ESG, chacun “met en place sa propre méthode de collecte et d’analyse de données” explique Marta Acabado Oliveira, associée au sein de PwC Luxembourg. Pourtant, des données collectées ou traitées différemment pourraient conduire à des résultats très disparates entre entreprises, et donc favoriser ou défavoriser injustement certains acteurs du marché, tout en ne reflétant pas la réalité de leur performance non financière. De même, définir un indicateur demande d’adopter une méthodologie de calcul concrète ; or chaque entreprise définit ses propres méthodologies, ce qui, à nouveau, peut fausser les résultats et, in fine, la concurrence sur le marché. Il appartiendra donc au juge d’éclaircir tous ces points, qui nécessitent une véritable connaissance de la science, de l’économie mais aussi des mathématiques et de la data science.
Enfin, sur la responsabilité civile environnementale, la difficulté réside souvent dans l’établissement d’un intérêt à agir de la personne ayant qualité pour agir en réparation du dommage environnemental (au sens de l’article 1248 du Code civil). L’élargissement de la notion d’intérêt à agir et une meilleure reconnaissance du préjudice environnemental par le juge permettrait de développer ce contentieux.
Ainsi, l'établissement de cette chambre spécialisée en droit environnemental permettra de construire une jurisprudence qu’on peut espérer claire et efficace, afin de garantir la sécurité juridique des entreprises tout en renforçant l'efficacité du système judiciaire dans la protection de notre environnement.
NOTES
[1] Ordonnance de roulement du 5 janvier 2024
[2] Loi n° 2017-399 du 27 mars 2017, relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d'ordre
[3] Tribunal judiciaire de Paris, juge des référés, 28 février 2023
[4] Tribunal judiciaire de Paris, 5 décembre 2023, n° 21/15827, Sud PTT c/ S.A. La Poste
[5]Leslie Brassac, Devoir de vigilance européen : les entreprises exigent des clarifications, L'actualité actuEL DJ, 2022
[6] Cette notion ne devrait pas être reprise dans le texte européen, car elle aurait pu limiter la capacité à appréhender le problème des chaines d’approvisionnement mondiales complexes et de la sous-traitance en cascade ; voir sur ce point : Aude-Solveig EPSTEIN, Le devoir de vigilance entre obligations de dire et obligations de faire, 2020
[7] Bénédicte Querenet-Hahn et Leonie Babst Rechtsanwältin, Due Diligence Obligations under German and French Laws, Revue Internationale de la Compliance et de l'Éthique des Affaires n° 01, 13 février 2023
[8] Françoise Berton, Le devoir de vigilance des entreprises, 2023
[9] Barraud de Lagerie, P., Béthoux, E, Mias, A., Penalva Icher, E., La mise en oeuvre du devoir de vigilance : une managérialisation de la loi ?, in Droit et Société, 2020/3 n° 106