
Contexte
Par un arrêt du 26 novembre 2025, la Chambre commerciale de la Cour de cassation précise la portée, en droit français des sociétés, des American Depositary Receipts (ADR) : un investisseur qui détient des ADR n’est pas, pour autant, actionnaire de la société française dont les actions constituent le sous-jacent, tant qu’il n’a pas acquis la propriété juridique de ces actions.
Instrument de détention indirecte, l'ADR consiste pour une banque, dite dépositaire, en application d’un contrat de dépôt, à émettre, en contrepartie du dépôt d'actions d’une société française, des certificats représentant un nombre défini d'actions émises par la société sur le marché français et librement négociables sur un marché étranger. L’investisseur ne détient donc pas l’action française elle-même mais un titre, qui matérialise une position économique adossée à l’action, et qui organise ses droits dans le cadre d’un rapport contractuel avec la banque dépositaire.
En l’espèce, lors d’une augmentation de capital avec maintien du droit préférentiel de souscription (DPS), l’investisseur entendait bénéficier de ce droit afin d’éviter la dilution de sa position. Or le DPS, en droit français, est conçu comme une prérogative attachée à la qualité d’actionnaire : il permet, en principe, de souscrire prioritairement aux actions nouvelles à proportion de la participation détenue. La question se posait donc de savoir si la détention d’ADR suffit à ouvrir l’accès à ce droit, alors même que l’investisseur n’est pas propriétaire des actions sous-jacentes.
L’ADR, simple titre de créance
La Haute juridiction répond négativement en adoptant une qualification claire. Elle refuse d'identifier l’exposition économique à la titularité juridique de l’action. Autrement dit, l’investisseur peut être exposé aux performances (et aux risques) de l’action, sans pour autant être titulaire des droits sociaux qui y sont attachés.
Deux principes gouvernent la solution. D’abord, l’accès aux droits sociaux est déterminé par le droit de la société émettrice et par les critères qu’il retient pour identifier l’actionnaire. En droit français, la qualité d’actionnaire est intimement liée à la propriété des actions (ou, plus largement, au fait d’être juridiquement titulaire des actions selon les modalités de détention reconnues). Le juge privilégie ainsi un critère juridique stable, vérifiable, qui permet d’identifier sans ambiguïté le cercle des personnes admises à exercer les droits attachés au capital. Ensuite, l’ADR ne confère pas un droit direct sur la société émettrice. La Cour le décrit comme un instrument qui place le porteur dans une relation essentiellement créancière et contractuelle à l’égard du dépositaire : l’investisseur détient une créance ou un ensemble de droits organisés par le programme d’ADR, mais ces droits s’exercent d’abord contre la banque dépositaire, et non contre la société française.
Dès lors, les prérogatives réservées aux actionnaires, qu’elles soient financières (comme le DPS) ou politiques (comme le droit de vote), ne peuvent être revendiquées contre l’émetteur par le détenteur d’ADR.
La décision sonne comme un rappel : ce n’est ni la finalité pratique de l’ADR, ni la proximité économique avec l’action, qui fait l’actionnaire. Ce qui ouvre les droits sociaux, c’est la qualité juridique de propriétaire des actions, et non la seule réplication économique de cette qualité.
Une frontière réaffirmée entre actionnariat économique et actionnariat juridique
L’arrêt s’inscrit dans une conception classique, mais cohérente, du droit des sociétés : l’actionnariat définit une appartenance juridique au capital, qui commande l’accès à des droits précisément encadrés. En refusant de reconnaître un “actionnariat économique” qui ouvrirait, à lui seul, l’accès aux droits sociaux, la Cour trace une frontière nette entre deux statuts : celui de l’actionnaire au sens juridique et celui de l’investisseur exposé économiquement.
Cette frontière confère une sécurité juridique importante pour les sociétés et pour les opérations sur capital. Dans une augmentation de capital avec maintien du DPS, l’émetteur doit pouvoir déterminer rapidement et sûrement qui peut souscrire en priorité. En rattachant le DPS au critère de propriété des actions, l’arrêt évite une zone grise où des porteurs d’instruments intermédiés pourraient revendiquer, au cas par cas, des droits d’actionnaires en fonction de stipulations contractuelles ou de mécanismes de marché. La prévisibilité du périmètre des titulaires du DPS est renforcée, ce qui favorise la fluidité des opérations et réduit les risques contentieux pour l’émetteur.
La solution révèle toutefois un décalage persistant entre la construction juridique interne et la pratique des marchés internationaux. L’investisseur en ADR est, en réalité, exposé aux mêmes conséquences économiques qu’un actionnaire direct : il subit la variation du cours et supporte l’effet dilutif d’une émission nouvelle. Pourtant, il demeure, en droit des sociétés français, extérieur au processus qui vise précisément à limiter la dilution des actionnaires. Le risque n’est pas seulement théorique : si le programme d’ADR ne prévoit pas un mécanisme équivalent (par exemple une vente des droits et la restitution du produit, ou une procédure de conversion permettant de devenir actionnaire avant l’opération), l’investisseur peut se trouver privé, en pratique, de la protection que le DPS incarne.
C’est ici que l’arrêt invite à une lecture constructive. La Cour n’interdit pas aux porteurs d’ADR de se protéger ; elle indique simplement que cette protection ne passe pas par une action directe contre l’émetteur sur le terrain des droits d’actionnaire.
La réponse tient alors aux règles des programmes d’ADR et à l’information donnée aux investisseurs. Deux précautions apparaissent essentielles : prévoir clairement, dans le contrat, la manière dont le dépositaire traite ces droits, et indiquer de façon transparente ce qui est effectivement transmis, ou non, lors des opérations sur capital. À défaut, l’investisseur reste exposé économiquement sans disposer d’un levier juridique, ce qui peut affecter l’attractivité de ces instruments.
En définitive, l’arrêt du 26 novembre 2025 réaffirme un principe simple : en droit français, les droits sociaux, notamment le droit préférentiel de souscription, sont l’accessoire de la qualité d’actionnaire, elle-même attachée à la propriété juridique des actions. L’ADR, conçu pour offrir une exposition économique comparable à celle de l’action, confère des droits principalement exercés à l’encontre du dépositaire, non de la société émettrice.
La décision est sécurisante pour le droit des sociétés et la conduite des opérations sur capital, car elle maintient un critère d’accès clair et vérifiable. Elle laisse toutefois ouverte une question de fond : à mesure que la détention indirecte et internationale devient courante, l’équilibre entre la sécurité des opérations et la protection des investisseurs dépendra, en pratique, de la façon dont les programmes d’ADR prévoient et expliquent le traitement des droits lors des opérations sur titres.


