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Si la pratique décisionnelle des autorités nationales de concurrence est extrêmement fournie en matière de pratiques de prix imposés, la jurisprudence des tribunaux européens et en particulier de la Cour de justice, demeure en revanche très rare, de sorte que le droit des prix imposés n’est pas unifié au sein de l’Union et que son application apparaît souvent très contestable.
Il faut donc saluer la décision de principe rendue le 29 juin 2023 par la Cour de justice de l’Union dans l’affaire Super Bock Bebidas SA (CJUE, 29 juin 2023, aff. C-211/22) sur questions préjudicielles d’une juridiction portugaise : elle prend le contrepied de la conception tendant à qualifier toute pratique de fixation de prix de restriction par objet au motif notamment que les règlements restrictions verticales les qualifient de restrictions caractérisées. Au-delà de ce principe très important, l’arrêt apporte également des éléments de réflexion intéressants sur les conditions à remplir pour caractériser un accord de prix imposés et confirme par ailleurs des solutions déjà établies en droit positif.
Un accord vertical de fixation de prix de revente ne constitue pas nécessairement et en soi une restriction par objet
C’est l’apport principal et fondamental de l’arrêt Super Bock.
Les autorités de concurrence peuvent être tentées d’interpréter très largement la notion de restriction par objet. Cela leur évite en effet d’avoir à caractériser les effets d’une pratique pour entrer en voie de condamnation.
La Cour de justice rappelle d’abord que « la notion de « restriction de concurrence par objet » doit être interprétée de manière restrictive », précisément pour éviter une application trop généralisée du droit des ententes.
Dans le cadre de cette interprétation restrictive de la notion de restriction par objet, il doit être vérifié si l’accord en cause présente, en lui-même, un degré suffisant de nocivité à l’égard de la concurrence. La Cour rappelle qu’« afin d’apprécier si ce critère est rempli, il convient de s’attacher à la teneur de ses dispositions, aux objectifs qu’il vise à atteindre ainsi qu’au contexte économique et juridique dans lequel il s’insère. Dans le cadre de l’appréciation de ce contexte, il y a également lieu de prendre en considération la nature des biens ou des services affectés ainsi que les conditions réelles du fonctionnement du marché, ou des marchés en question ». « En outre, lorsque les parties à l’accord se prévalent d’effets pro concurrentiels attachés à celui-ci, ces éléments doivent être pris en compte en tant qu’éléments de contexte de cet accord. En effet, pourvu qu’ils soient avérés, pertinents, propres à l’accord concerné et suffisamment importants, de tels effets pourraient permettre de raisonnablement douter du caractère suffisamment nocif à l’égard de la concurrence de cet accord ».
Enfin, la Cour écarte fermement l’argument souvent entendu selon lequel le fait que les règlements d’exemption verticaux qualifient les prix imposés de restriction caractérisée en ferait nécessairement des restrictions par objet : les règlements ne contiennent aucune indication sur la qualification des restrictions caractérisées de restrictions par objet ou par effet qui ne sont pas conceptuellement interchangeables et ne coïncident pas.
Cet arrêt est de nature à remettre en cause la pratique décisionnelle actuelle en matière de pratiques de prix imposés reposant sur une qualification de restriction par objet sans caractériser sa nocivité sur le jeu de la concurrence. En présence d’une très forte concurrence inter marques avec une guerre des prix, il paraît difficile après l’arrêt Super Bock de continuer à parler de restriction par objet ? De même, en cas de contrats d’exécution demandés par les clients finals pour d’impérieuses raisons commerciales et exécutés par plusieurs distributeurs après une guerre des prix acharnée entre fournisseurs, outre l’absence d’imposition de prix faute d’invitation à pratiquer des prix minimums qui caractérise généralement ces accords, comment pourrait-on désormais caractériser le moindre objet (ou effet) anti-concurrentiel ?
Au terme d’un raisonnement ciselé, appuyé sur des arrêts rendus en droit général de la concurrence, la Cour de justice dit ainsi pour droit que « l’article 101, paragraphe 1, TFUE doit être interprété en ce sens que : la constatation qu’un accord vertical de fixation de prix minimaux de revente comporte une « restriction de concurrence par objet » ne peut être effectuée qu’après avoir déterminé que cet accord révèle un degré suffisant de nocivité à l’égard de la concurrence, compte tenu de la teneur de ses dispositions, des objectifs qu’il vise à atteindre ainsi que de l’ensemble des éléments caractérisant le contexte économique et juridique dans lequel il s’insère ».
Si la solution a été dégagée au sujet des pratiques de prix imposés, elle devrait en toute logique s’imposer pour toutes les restrictions de concurrence caractérisées visées par les règlements d’exemption restrictions verticales.
L’avenir dira quel sera le standard de preuve retenu par les autorités de concurrence pour conclure à une restriction de concurrence par objet, la CJUE invitant les juridictions à prendre en compte le fait que l’on est en présence d’une restriction caractérisée au sens des règlements d’exemption ; de son côté, la Commission considère que de telles restrictions sont « généralement » des restrictions de concurrence par objet, soulignant qu’elles peuvent « exceptionnellement » ne pas relever de l’interdiction des ententes, « par exemple, pour assurer le respect d’une interdiction générale de vendre des substances dangereuses à certains clients pour des raisons de sécurité et de santé » (LD restrictions verticales, §177 et svts).
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2- Les conditions à remplir pour caractériser un accord de prix imposés
La caractérisation de la notion d’accord demeure souvent trop imprécise, en particulier en matière de prix imposés et plus généralement en droit des ententes. La Cour rappelle certes un principe général selon lequel la volonté concordante des parties sur des prix minimaux « peut résulter tant des clauses du contrat de distribution en cause, lorsqu’il contient une invitation explicite à respecter des prix minimaux de revente ou autorise, à tout le moins, le fournisseur à imposer de tels prix, que du comportement des parties et, notamment, de l’existence éventuelle d’un acquiescement, explicite ou tacite, de la part des distributeurs à une invitation de respecter des prix minimaux de revente ».
Dans les faits, l’on se rend compte que la pratique décisionnelle n’est pas forcément précise ni uniforme quant au contenu de l’invitation à respecter des prix minimums et au contenu de l’acquiescement des distributeurs. Certaines décisions se contentent d’une recommandation suivie de relevés de prix, ce qui apparaît totalement infondé.
L’arrêt de la Cour de justice n’offre pas sur ce point de standard précis permettant de mettre fin à toutes les difficultés actuelles.
Il développe cependant quelques pistes intéressantes. Tout en laissant à la juridiction de renvoi le soin d’apprécier les circonstances du litige à la lumière de ce principe très général, la Cour indique que « le fait qu’un fournisseur transmette régulièrement aux distributeurs des listes indiquant les prix minimaux déterminés par lui et les marges de distribution ainsi que le fait qu’il leur demande de les respecter, sous sa surveillance, sous peine de mesures de rétorsion et au risque, en cas de non-respect de ces mesures, d’appliquer des marges de distribution négatives, sont autant d’éléments susceptibles de conduire à la conclusion que ce fournisseur cherche à imposer à ses distributeurs des prix minimaux de revente ».
L’application du droit aux faits suggérée par la Cour de justice à la juridiction de renvoi s’appuie sur une invitation à respecter des prix minimums (et non pas simplement des prix recommandés), avec une surveillance des prix pratiqués et des mesures de rétorsion drastiques ; on est loin des indices très faibles dont se contentent souvent les autorités de concurrence. Ceci paraît aller dans le sens des nouvelles lignes directrices sur les restrictions verticales qui rappellent à juste titre que la surveillance des prix et la communication des prix ne sont pas des pratiques de prix de vente imposés (§191) et, dans le contexte de la distribution duale, que la communication des prix passés du distributeur au fournisseur peut bénéficier de l’exemption (§100).
Les réponses aux autres questions préjudicielles ont une portée moindre dès lors qu’elles rappellent des solutions classiques : l’existence d’un accord de prix imposés peut être établie sur la base de preuves directes ou indirectes (par des indices objectifs et concordants, dont il peut être inféré l’existence d’un accord, avec la difficulté en pratique de la teneur et de la représentativité des indices retenus) tandis que la condition d’affectation du commerce entre Etats membres est toujours interprétée de façon très large (possibilité d’affectation du commerce entre Etats membres même si l’accord ne couvre qu’une partie du territoire d’un Etat membre).