La Suisse condamnée pour inaction climatique par la Cour européenne des Droits de l’Homme

La Cour européenne des Droits de l’Homme (CEDH), basée à Strasbourg, a récemment rendu un jugement retentissant concernant l'inaction climatique de la Suisse.

Publié le 
24/4/2024
La Suisse condamnée pour inaction climatique par la Cour européenne des Droits de l’Homme
 

Cette décision découle d'une requête déposée par quatre femmes ainsi qu’une association représentant plus de 2 000 femmes suisses âgées de plus de 65 ans, connues sous le nom de "seniors pour le climat"

Celles-ci estiment que les autorités helvétiques, en dépit des obligations qui leur sont imposées par la Convention européenne de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales, ne prennent pas des mesures suffisantes pour atténuer les effets du changement climatique.

La Cour a constaté que les quatre requérantes ne remplissaient pas les critères relatifs à la qualité de victime aux fins de l'article 34 de la Convention européenne de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales et qu'elles n'avaient pas été suffisamment lésées dans la jouissance de leurs droits conventionnels pour pouvoir se prévaloir d'un intérêt appelant la protection du droit interne pertinent.

Leurs griefs ont ainsi été déclaré irrecevables mais pas ceux de l'association.

Cette décision a soulevé des questions majeures sur la responsabilité des États face au changement climatique.

La menace du changement climatique

Tout d'abord, la CEDH a affirmé que le changement climatique représente bel et bien une menace pour les droits humains, une reconnaissance significative qui pourrait entraîner des répercussions dans d'autres affaires similaires à travers le monde.

La relation entre l’environnement et les droits de l’Homme n’est pas évidente puisqu’il n’existe pas dans le texte de la Cour de droit à un environnement sain. C’est en faisant un détour par l’article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales, qui consacre la protection de la vie privée, que la CEDH s’est penchée sur ces questions.

En effet, la CEDH a reconnu dans la protection de la vie privée une protection du domicile privé, comme l’illustre par exemple l’arrêt Moreno Gomez c/ Espagne puisque le domicile est normalement le lieu, l’espace physiquement déterminé où se développe la vie privée et familiale. Dès lors, la Cour protège les atteintes aux domiciles et cela inclut les atteintes environnementales graves qui porteraient atteinte au domicile et priveraient l’individu de son droit de jouissance de sa vie privée et familiale. C’est ce qui ressort notamment de la jurisprudence Lopez Ostra c/ Espagne de la Cour de Strasbourg. Cependant, ce mécanisme complexe peut être jugé comme trop exigeant pour garantir une condamnation efficace des écarts commis par les Etats, ce qui se reflète dans le très faible taux de condamnation de la Cour sur ce fondement.

La Cour a également admis la possibilité que le manquement à une obligation positive de l’Etat en matière climatique puisse relever du droit à la vie si l’inaction met en danger la vie de la personne (comme montré par l’arrêt Oneryildïz) de manière réelle et imminente, ce qui est encore plus difficilement admis.

Les préjudices liés aux actions ou omissions de l’Etat et la fonction de la Cour

Rien ne résume mieux la complexité de l’affaire en cause que la Cour elle-même, qui indique en son paragraphe 481 de la décision :

« La question que doit traiter la Cour dans la présente affaire climatique consiste à déterminer de quelle manière et dans quelle mesure les allégations sur l’existence d’un préjudice qui serait lié à des actions et/ou omissions de l’État en matière de changement climatique et qui toucherait les droits conventionnels d’individus (tels le droit à la vie garanti par l’article 2 et/ou le droit au respect de la vie privée et familiale garanti par l’article 8) peuvent être examinées sans que soit remise en cause l’exclusion de l’actio popularis dans le système de la Convention ni que soit méconnue la nature de la fonction judiciaire de la Cour, qui est par définition réactive et non proactive. »

Dans le cas d’espèce, la Cour a commencé par réaffirmer sa sensibilité aux enjeux environnementaux tout en rappelant qu’elle ne peut connaître de questions liées au changement climatique que dans le cadre de sa compétence, qui est limitée à assurer le respect de la Convention sur le territoire des Hautes Parties à celle-ci. D’ailleurs la Cour explique que l’application de la Convention à des problèmes globaux et non locaux rend les litiges relatifs au changement climatique plus difficiles à appréhender, dès lors que le lien entre l’environnement et les droits de l’Homme n’est pas simple à envisager. En effet, il est complexe d’établir un lien de causalité entre le manquement à une obligation d’un Etat et le dommage subi, dès lors que l’émission de Gaz à effet de serre (GES) par un Etat représente une partie de l’émission mondiale et donc ne représente qu’une partie des causes du dommage. Cette relativisation est d’autant plus vraie que la part d’émission de GES de l’Etat Suisse est faible par rapport à celle de la Chine ou des Etats-Unis par exemple. Mais la Cour affirme, dans le présent arrêt, que le fait que plusieurs Etats soient responsables, et que l’action de l’Etat Suisse n’aurait pas changé avec certitude le résultat, n’exonère pas les parties à la Convention de leur responsabilité, même partielle.

La dégradation de l’environnement et les droits de l’Homme

La Cour établit, à l’aide des différentes contributions d’experts, que la dégradation de l’environnement peut entraîner des effets négatifs graves et potentiellement irréversibles sur la jouissance des droits de l’Homme. Elle explique aussi que la Convention est un instrument vivant qui doit être interprété à la lumière des conditions de vie actuelles et que, dès lors, ces nouvelles considérations doivent être prises en compte.

Elle se sert de l’article 8 pour affirmer que celui-ci protège également les individus contre des effets néfastes sur leur santé, sur leur bien-être et sur leur qualité de vie. Mais admettre trop facilement tous les justiciables qui souffrent de problème de santé comme « victime » au sens de la Convention risquerait d’ébranler les systèmes des Etats parties, dont l’action climatique serait constamment remise en cause par toutes ces « victimes ». La Cour se limite donc pour le préjudice environnemental à admettre les victimes actuelles et non pas les victimes potentielles. Un requérant doit donc démontrer qu’il a été directement et personnellement touché par les manquements étatiques qu’il dénonce.

L’inaction de la Suisse et l’obligation de lutter contre le changement climatique pour les Etats

Dans le cas d’espèce, la Cour de Strasbourg a reconnu que l’inaction du gouvernement suisse a créé une véritable ingérence, grave, dans la jouissance du droit au respect de la vie privée des requérantes et constate la violation de l’article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales. La Cour a considéré que l’association requérante avait suffisamment démontré comment le changement climatique affectait les femmes âgées en Suisse. C’est une affectation directe, personnelle et locale, ce qui entraîne la recevabilité de son action et la condamnation de la Suisse.

Dans cet arrêt, la Cour a clairement établi que les États ont l'obligation de lutter contre le changement climatique, ne pouvant pas déléguer cette responsabilité aux entreprises ou aux citoyens. Elle a également rappelé que cette obligation est une obligation positive de règlementation et pas simplement une obligation de s’abstenir de participer au changement climatique.

La plainte déposée par les "seniors pour le climat" a mis en évidence le manque d'action de la Confédération suisse pour contrer le changement climatique, exposant ainsi ses citoyens à des risques pour leur santé et leur bien-être. Bien que la Suisse soit classée 21e dans l'index Germanwatch, une ONG allemande qui mesure les performances des Etats face au changement climatique, elle a été jugée coupable d'inaction par la CEDH. Pour référence, la France est classée 37e par cette ONG, c’est-à-dire juste devant la Belgique, tandis que l’Inde est en 7e position.

Une condamnation symbolique et non pécuniaire

Concrètement, la Suisse n’a pas été condamnée à verser une somme très importante, puisqu’elle a une simple obligation de dédommagement de l’association à hauteur de 80 000 euros. Mais cette condamnation, bien qu’elle ne soit pas spectaculaire, n’en reste pas moins historique. Il ne s’agit donc pas seulement d’une affaire suisse ; elle a une portée universelle. Elle rappelle à tous les pays leur responsabilité dans la protection des droits humains face aux menaces du changement climatique et elle illustre pour les administrés, et tout autre justiciable, la manière dont on peut gagner un procès en inaction climatique. Ces procès mettent en lumière l'urgence pour les gouvernements d'adopter des mesures plus ambitieuses pour réduire les émissions de gaz à effet de serre et protéger ainsi les droits humains face aux menaces du changement climatique.

D’autres pays condamnés dans un avenir proche ?

Bien que la Suisse soit le pays visé dans cette affaire, d'autres États pourraient également être tenus pour responsables s'ils ne parviennent pas à agir de manière adéquate pour contrer le changement climatique. Les réactions à cette décision ont été diverses en Suisse. Si certains saluent cette condamnation comme une avancée nécessaire pour inciter les gouvernements à agir de manière plus décisive en matière de climat, d'autres la critiquent vivement, remettant en question l'appartenance de la Suisse au Conseil de l'Europe.

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