Pour rappel, la société Illumina avait souhaité acquérir (et finalement, avait fini par acquérir envers et contre tous) la société Grail, une entreprise innovante développant un test de dépistage précoce du cancer.
Craignant une acquisition prédatrice, la Commission européenne souhaitait examiner l’opération. Seul problème, Grail ne générait encore aucun chiffre d’affaires au moment de l’opération, ce qui conduisait l’opération sous les seuils européens permettant à la Commission d’examiner une opération de concentration, capacité dont elle ne dispose, en théorie, qu’en présence d’opération de concentration de dimension communautaire.
Avant même l'adoption des nouvelles lignes directrices concernant son interprétation inédite de l’article 22 du Règlement concentrations, la Commission avait adressé à plusieurs autorités nationales de concurrence un courrier les incitant à lui renvoyer l'examen de la proposition d'acquisition de Grail. La France, suivie de plusieurs autres autorités nationales, avaient demandé ledit renvoi à Bruxelles, déclenchant une enquête approfondie par la Commission en juillet 2021. L’opération ne franchissait pourtant pas non plus un quelconque seuil national en Europe.
Défiant la Commission, Illumina avait publiquement annoncé avoir achevé l'acquisition de Grail en octobre 2022, en violation de l'Article 7, paragraphe 1, du Règlement sur les Concentrations de l'UE, instaurant l’obligation de « standstill » (c’est-à-dire de ne pas réaliser l’opération avant l’autorisation officiellement délivrée par la Commission). Pour ce comportement de "gun-jumping", Illumina a écopé d’une amende record de 432 millions d'euros correspondant au maximum de 10 % de son chiffre d'affaires total. L’opération a finalement été totalement interdite, alors même qu’elle avait déjà été achevée.
Les parties, conseillées notamment par des avocats français, ont tenté une approche audacieuse : contester la décision même d'accepter la demande de renvoi des autorités nationales de l'analyse de l’opération de concentration, prise par la Commission, devant le Tribunal de l’Union européenne. Pour cela, les parties ont recherché, notamment dans les documents préparatoires du Règlement (CE) n° 139/2004 du Conseil du 20 janvier 2004, l’esprit de l’article 22 tel que les rédacteurs du règlement l’avaient imaginé. Illumina en déduit l’incompétence de la Commission pour contrôler la concentration en cause.
Peu convaincu, le Tribunal de l’Union européenne a confirmé la décision de la Commission le 13 juillet 2022 dans sa décision n° T-227/21. Il a retenu que :
« au vu de l’ensemble des considérations qui précèdent, notamment compte tenu des interprétations littérale, historique, contextuelle et téléologique de l’article 22 du règlement n°139/2004, il convient de conclure que les États membres peuvent, dans les conditions qui y sont énoncées, présenter une demande de renvoi au titre de cette disposition indépendamment de la portée de leur réglementation nationale en matière de contrôle des concentrations. ». [1]
A son sens, les rédacteurs du Règlement avaient eu pour intention, dès la genèse de l’article 22, de permettre à la Commission de connaître de toutes les opérations de concentration sur le marché européen, même celles ne dépassant ni les seuils nationaux, ni les seuils européens, lorsque les États membres lui en formulent la demande.
Se penchant sur la même analyse approfondie du libellé, de l'origine, du contexte et de l'objectif de l'article 22 du Règlement sur les concentrations, ainsi que des principes fondamentaux du droit de l'Union, tels que l'équilibre institutionnel, la subsidiarité, la sécurité juridique et la territorialité, l'avocat général Emiliou conclut, au contraire, que l'interprétation large retenue par le Tribunal est erronée.
Par exemple,
En conclusion, l’interprétation de la Commission et du Tribunal étendrait le champ d'application du règlement sur les concentrations et la compétence de la Commission de manière excessive. Elle accorderait à la Commission le pouvoir de contrôler pratiquement toutes les concentrations, peu important leur lieu dans le monde
« indépendamment du chiffre d’affaires et de la présence des entreprises dans l’Union ainsi que de la valeur de l’opération ». [4]
L’instauration de seuils n’aurait dès lors plus aucune utilité, puisque ceux-ci pourraient toujours être contournés via la procédure de l’article 22. Il en résulterait des procédures peu efficaces, imprévisibles, et inévitablement contraires à la sécurité juridique des parties impliquées, alors même que la matière était gouvernée, sur ce point, par des règles claires et sécurisantes (en dessous des seuils, pas de notification, et ce, même pour un euro).
Par conséquent, l'avocat général Emiliou recommande l'annulation des décisions prises par le Tribunal et la Commission dans cette affaire (ainsi que de la lettre d'information).
Pour rappel, les conclusions de l’avocat général ne lient pas la Cour de justice. La décision de cette dernière, très attendue, sera nécessairement l’une des plus grandes décisions en matière de concurrence de ces dernières années. Elle aura des conséquences sur les deux autres opérations (EEX/Nasdaq Power Qualcomm/Autotalks) concernées par le mécanisme de renvoi de l’article 22.
Notes de bas de page :
[1] Point 183 de la décision T-227/21
[2] Conclusions de l'avocat général Emiliou présentées le 21 mars 2024 concernant les affaires jointes C-611/22 P et C-652/22 P (Point 66)
[3] Ibid. (Point 67)
[4] Ibid. (Point 216)
Vous souhaitez bénéficier d'une démonstration de la plateforme Livv.eu ?
Dans vos bureaux ou en visio, nos équipes s'adaptent à vos besoins.
Accédez à toute l'intelligence du droit des affaires
Inscrivez-vous gratuitement sur Livv et bénéficiez de notre expertise en droit des affaires.