Rubriques jurisprudentielles
Termes de glossaire associés
De l'ouvrage "Droit pénal des affaires" de Louis Vogel
Émergence d'un droit pénal des affaires
Le déploiement de l’activité commerciale, économique et financière, au cours du 20e siècle, accompagné d’une délinquance économique et financière grandissante, a donné naissance à un ordre public économique (L'ordre public est caractérisé par “le bon fonctionnement concurrentiel des marchés” et “par l’intégrité des marchés financiers” : V., Cass. Ass. plén., 7 janvier 2011, 09-14.316, 09-14.667 ; Cons. constit., 13 mai 2011, 2011-126 ; 12 octobre 2012, 2012-280 QPC ; 18 mars 2015 2014-453/454 QPC, 2015-462 QPC ; Cass. com., 12 mai 2015, 14-10.792 ; Cons. constit., 14 octobre 2015, 2015-489 QPC ; 7 janvier 2016, QPC 2015-510.), fruit d’une volonté étatique, à caractère interventionniste, afin de réglementer la vie des affaires. La pénalisation a été choisie en tant que fer de lance de sa transparence et de sa moralisation.
La pénalisation du droit des affaires s’est réalisée de manière progressive et a débuté par l’application de certaines incriminations du droit pénal commun aux affaires, telles que notamment le vol, l’extorsion, le chantage, l’escroquerie, ou l’abus de confiance. Si cette application du droit pénal commun aux affaires a été dans un premier temps possible, dès lors que ces infractions peuvent aussi être commises à l’occasion de la vie des affaires et, par conséquent, porter également atteinte à l’ordre public économique, le principe d’interprétation stricte de la loi pénale, régissant l’intégralité de la matière pénale (art. 111-4 C. pén.), a rapidement empêché leur extension et s’est heurté à leur transposition à des nouveaux comportements délictuels économiques.
Face à l’impossibilité d’étendre les infractions du droit pénal commun aux nouvelles et multiples situations perçues par l’Etat comme attentatoires à l’ordre public économique, compte tenu du principe d’interprétation stricte de la loi pénale, des incriminations spécifiques ont été consacrées par le législateur, afin d’apporter une réponse pénale plus précise et adaptée à la vie des affaires. Un droit pénal spécial des affaires a ainsi émergé et s’est progressivement diversifié, majoritairement, en dehors du Code pénal, englobant l’intégralité du droit économique et des affaires.
Le droit boursier, qui a très tôt été réglementé avec l’encadrement du démarchage en vue des opérations sur le marché à terme en 1885 (L. 28 mars 1885 sur les marchés à terme, JO du 8 avril 1885), a progressivement, fait l'objet de réglementations spécifiques pour finalement aboutir à un régime unique au sein du Code monétaire et financier à la suite de l’adoption de la loi du 1er août 2003 de sécurité financière (L. 2003-706 du 1er août 2003 de sécurité financière, JO du 2 août 2003).
En matière de droit des sociétés, face au caractère inadapté de l’infraction d’escroquerie, le législateur a, par la loi du 17 juillet 1856 relative aux sociétés en commandite par actions, incriminé la distribution de dividendes fictifs. Cette infraction a été, par la suite, étendue aux sociétés anonymes par la loi du 24 juillet 1867 (L. du 24 juillet 1867 sur les sociétés commerciales) et aux sociétés à responsabilité limitée, par la loi du 24 juillet 1966 (L. 66-537 du 24 juillet 1966 sur les sociétés commerciales, JO du 26 juillet 1966). De même, l’insuffisance du délit d’abus de confiance pour appréhender la diversité des comportements constitutifs d’abus de biens sociaux, a conduit à l'adoption des décrets-lois de 8 août et 30 octobre 1935, qui ont introduit au sein de la loi du 24 juillet 1867 sur les sociétés commerciales (L. du 24 juillet 1867 sur les sociétés commerciales) le délit d’abus de biens sociaux, du crédit, des pouvoirs et des voix, susceptible d’être commis à l’égard des sociétés anonymes et des sociétés à responsabilité limitée. Cette infraction a été par la suite étendue aux sociétés en commandite par actions et aux sociétés par actions simplifiées par la loi du 24 juillet 1966 sur les sociétés commerciales (L. 66-537 du 24 juillet 1966 sur les sociétés commerciales, art. 460 et 464-1) et aux sociétés européennes par la loi du 26 juillet 2005 pour la confiance et la modernisation de l'économie (L. 2005-842 du 26 juillet 2005 pour la confiance et la modernisation de l'économie, JO du 27 juillet 2005). L’ensemble de ces infractions figure désormais au sein de Code de commerce.
Cependant, malgré sa spécialisation et son déploiement en dehors du Code pénal, le droit pénal des affaires s’est révélé inadapté et insuffisant pour garantir le respect de l’ordre public économique et assurer l’efficacité des incriminations. Eu égard aux particularités de la délinquance économique et financière, il a semblé pertinent, voire nécessaire, de repenser une réponse étatique plus adéquate à ce type de délinquance et de réguler de manière plus souple la vie des affaires.
L'inadaptation relative du droit pénal à la vie des affaires
Le droit pénal se situe au carrefour des droits et libertés fondamentales. Il dispose d’un corps spécifique de règles et de principes, tels que celui de la légalité criminelle (art. 111-2 et 111-3 C. pén.), de l’interprétation stricte de la loi pénale (art. 111-4 C. pén.), de la personnalité de la responsabilité pénale (art. 121-1 C. pén.), ou encore de l’intentionnalité de l’infraction (art. 121-3, al. 1, C. pén.), régissant l’intégralité de la matière et tendant à assurer un équilibre entre le respect de l’ordre public et celui des droits et libertés des auteurs des infractions. Ces principes témoignent, néanmoins, du caractère strict et rigide du droit pénal, qui se révèle inadapté à un droit des affaires, en constante évolution, plutôt enclin à poser, en fonction des évolutions, des règles de légitimité des comportements, qui supposent la mise en place d’une régulation souple et modulable.
Le principe de légalité criminelle, qui implique la création d’un texte normatif (loi ou règlement), pour pouvoir prohiber et punir un comportement, et celui d’interprétation stricte de la loi pénale, qui empêche l’extension ou la transposition des incrimination déjà existantes à de nouvelles situations, ont progressivement conduit à une inquiétante inflation législative en matière de droit pénal des affaires. La masse de textes d’incrimination désordonnés, hétéroclites et éparpillés dans de nombreux codes rend la matière difficile à lire, à délimiter et à appréhender.
L’application du principe de l’intentionnalité de l’infraction aux affaires a conduit les juges à déduire l'élément moral, censé être toujours caractérisé puisqu’"il n’y a point de crime ou de délit sans intention de le commettre" (les infractions matérielles ont été bannies du système législatif en 1994), directement de la matérialité de l’infraction, eu égard à la qualité de chef d’entreprise ou de professionnel du prévenu. Les juges du fond caractérisent, presque systématiquement, l’intention du professionnel, considérant qu’en raison de sa qualité, il ne pouvait pas ignorer la transgression de la loi. Il en est de même pour celle de chef d’entreprise, dès lors que la commission de l’infraction par le préposé, en l’absence de délégation de pouvoirs, permet, selon les juges, de révéler un manquement conscient à ses obligations de prudence et de surveillance, intrinsèques à ses fonctions.
Si le principe selon lequel “nul ne peut être pénalement responsable que de son propre fait”, posé par l’article 121-1 du Code pénal, conçu dans un premier temps uniquement pour les personnes physiques, a été, de longue date, transposé et adapté aux personnes morales, il n’en demeure pas moins qu’il s’agit d’un principe très débattu par la doctrine. En effet, si le législateur a consacré la responsabilité pénale des personnes morales, personnelle et indirecte, pour des infractions commises, pour leur compte, par leurs organes ou représentants (art. 121-2 C. pén.), et a mis fin, par la loi du 9 mars 2004 (L. 2004-204 du 9 mars 2004 portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité, art. 54, JO du 10 mars 2004, en vigueur le 31 décembre 2005), au principe de spécialité, qui exigeait que la loi ou le règlement prévoient spécifiquement les cas dans lesquels la personne morale pouvait être pénalement responsable, certaines interprétations jurisprudentielles, telles que la définition extensive des notions d’organes et de représentants (Cass. crim., 21 mai 2014, 13-83.758 ; 17 octobre 2017, 16-80.821), le fait que les juges se contentent d’une faute simple pour engager leur responsabilité pénale (contrairement à la responsabilité indirecte des personnes physiques, pour laquelle ils exigent de manière rigoureuse la caractérisation d’une faute qualifiée (Cass. crim., 24 octobre 2000, 00-80.378)), ou encore, l’admission de la condamnation pénale d’une société anonyme absorbante à une peine d’amende et de confiscation, pour des faits constitutifs d’une infraction commise par la société anonyme absorbée avant l’opération de fusion-absorption (Cass. crim., 25 novembre 2020, 18-86.955), semblent heurter frontalement au principe de la personnalité de la responsabilité pénale et mettent, in fine, en évidence l’existence d’un système répressif sévère pour les dirigeants des entreprises et les personnes morales lorsque leur responsabilité pénale est en cause.
L'émergence de sanctions para-pénales
L’inadaptation du droit pénal à la délinquance économique a conduit le législateur à initier un mouvement de dépénalisation partielle, consistant en une “désincrimination” de ce certains agissements, notamment en droit de la concurrence et en droit des sociétés. Il a ainsi procédé à la dépénalisation d’un grand nombre de pratiques anticoncurrentielles par l’ordonnance du 1er décembre 1986 (Ord. 86-1243 du 1er décembre 1986 relative à la liberté des prix et de la concurrence, JO du 9 décembre 1986) et d’un certain nombre d’infractions relevant du droit des sociétés, par les lois du 15 mai 2001 (L. 2001-420 du 15 mai 2001 relative aux nouvelles régulations économiques, JO du 16 mai 2001) et du 1er août 2003 (L. 2003-706 du 1 août 2003 de sécurité financière, JO du 2 août 2003), ainsi que par les ordonnances du 25 mars 2004 (Ord. 2004-274 du 25 mars 2004 portant simplification du droit et des formalités pour les entreprises, JO du 27 mars 2004) et du 24 juin 2004 (Ord. 2004-604 du 24 juin 2004 portant réforme du régime des valeurs mobilières émises par les sociétés commerciales, JO du 26 juin 2004) et par la loi du 22 mars 2012 ([L. 2012-387 du 22 mars 2012 relative à la simplification du droit et à l'allégement des démarches administratives, JO du 23 mars 2012).
La dépénalisation n’a, néanmoins, pas pris la forme d’une suppression pure et simple des incriminations, mais a plutôt conduit à leur substituer d'autres mécanismes répressifs de substitution (Rapport au garde des Sceaux : “ La dépénalisation de la vie des affaires ”, Groupe de travail présidé par Jean-Marie Coulon, Premier Président honoraire de la cour d’appel de Paris, Janvier 2008.). Ainsi, à côté d’une réponse exclusivement pénale relevant des juridictions pénales, ont été mises en place des réponses de nature civile ou administrative, entre les mains des juridictions civiles ou administratives.
Si le droit des sociétés semble avoir privilégié la réponse civile, le droit de la concurrence, le droit boursier et le droit des données personnelles, ont, en revanche, opté pour une réponse administrative, le plus souvent aux mains des autorités indépendantes ou de l'Administration. Confier la poursuite des infractions à des entités plus ou moins autonomes composés d'agents spécialisés présente indéniablement des avantages du point de vue de l'efficacité du contrôle. En revanche, les entreprises poursuivies ne disposent évidemment pas des mêmes garanties des droits de la défense que celles dont elles bénéficieraient dans le cadre d'une procédure pénale.
➡️ En lire davantage dans l'ouvrage "Droit pénal des affaires" de Louis Vogel