Les notions clés et ressources en droit de la propriété industrielle

De l'ouvrage "Propriété industrielle" de Louis Vogel


Objets et finalités du droit de la propriété intellectuelle

La propriété intellectuelle regroupe l'ensemble des règles applicables aux créations intellectuelles et aux signes distinctifs. Elle confère des droits exclusifs à une personne, physique ou morale, sur ces biens immatériels, sur un territoire, qui bénéficie d'un monopole d'exploitation de l'objet du droit opposable à tous. Toute atteinte à ce monopole constitue une contrefaçon.

Le droit de la propriété intellectuelle comprend, d'une part, les droits de la propriété littéraire et artistique, composés du droit d'auteur, des droits voisins du droit d'auteur et du droit sui generis des bases de données, dont les régimes sont détaillés aux Livres I à III du Code de la propriété intellectuelle, et, d'autre part, les droits de propriété industrielle, qui réunissent principalement le droit des marques, des brevets d'invention et des dessins et modèles, développés dans les Livres IV à VII du même code. Tandis que les premiers naissent du seul fait juridique de la création ou de la réalisation d'une prestation (art. L. 111-1, L. 211-4 et L. 342-1 CPI), les seconds sont octroyés par une autorité administrative, moyennant l'accomplissement d'un acte juridique constitué par le dépôt d'une demande d'attribution de la protection (art. L. 511-9, L. 611-1 et L. 712-1 CPI).

Les droits de propriété intellectuelle possèdent des fonctions distinctes. La protection des dessins et modèles, comme celle des brevets d’invention, tend à stimuler l'effort créateur en conférant un monopole d’exploitation au propriétaire du titre. Mais, tandis que le brevet d’invention enrichit la société d’une découverte industrielle, le créateur d'un dessin ou modèle se borne à donner une présentation nouvelle à un produit connu, dans un but d'agrément et non d'utilité. La fonction essentielle de la marque consiste à garantir au consommateur ou à l'utilisateur final l'identité d'origine du produit (CJCE, 22 juin 1976, Terrapin (Overseas) Ltd. c. Terranova Industrie Ca Kapferer & Co., aff. 119-75, 119-75.), en lui permettant de distinguer, sans confusion possible, ce produit de ceux qui ont une autre provenance (CJCE, 17 octobre 1990, CNL-SUCAL NV (SA) c. HAG GF AG, aff. C-10-89, C-10/89, RTD eur., 1991, 169, obs. JOLIET ; RTD com., 1991, 213, obs. CHAVANNE ; RTD eur., 1991, 639, obs. BONET ; RJDA, 1991, 751, obs. KOVAR ; Gaz. Pal., 1992 III Doct., 222, obs. DESMAZIÈRES de SECHELLES ; Cah. dr. eur., 1991, 473, obs. VAN DER ESCH ; JCP, E, 1992, II, 109, obs. VOGEL ; 12 octobre 1999, Pharmacia & Upjohn SA c. Paranova A/S, aff. C-379-97, C-379/97.). Enfin, le droit d'auteur garantit à son titulaire la protection morale de l'œuvre et la rémunération de l'effort créateur (TPICE, 10 juillet 1991, Radio Telefis Eireann, aff. T-69-89, T-69/89. - V. égal. TUE, 12 décembre 2018, Groupe Canal + SA, aff. T-873-16, T-873/16, Europe 2019, n° 87 et RDC 2019/2, 70, obs. IDOT ; Concurrences 2/2019, 70, obs. DEBROUX, retenant que la protection du droit d'auteur a pour but de garantir une rémunération appropriée pour ce dernier et non la rémunération la plus élevée possible au moyen d'arrangements de nature à exclure toute prestation transfrontalière de services de radiodiffusion télévisuelle et à entraîner une protection territoriale absolue.).

Au-delà de la protection spéciale de la contrefaçon, les règles de concurrence déloyale permettent de sanctionner l'utilisation abusive d'un monopole par un autre que son titulaire.


Réglementation internationale

Premier grand accord international sur la propriété intellectuelle, la Convention d'Union de Paris (CUP), adoptée le 20 mars 1883 (Convention de Paris pour la protection de la propriété industrielle du 10 mai 1883.), permet aux créateurs de protéger leurs œuvres dans d'autres pays que leur territoire d'origine. Elle est complétée par la convention de Berne, signée par la France le 9 septembre 1886 (Convention de Berne pour la protection des œuvres littéraires et artistiques du 9 septembre 1886.), qui offre aux créateurs les moyens de contrôler la manière dont leurs œuvres peuvent être utilisées et sous quelles conditions. La convention de Stockholm du 14 juillet 1967 (Convention instituant l'Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle du 14 juillet 1967.) institue l'Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI), qui devient en 1974 une institution spécialisée du système des Nations Unies. Afin de promouvoir une protection efficace des droits de propriété intellectuelle, sans que cette protection constitue un obstacle au commerce, l'accord ADPIC du 15 avril 1994 (Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (Accord ADPIC), annexé à la convention de Marrakech instituant l'OMC conclue le 15 avril 1994, Annexe 1 C.) est adopté dans le cadre de la création de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) par l'accord de Marrakech (Accord ADPIC, préambule.). Il intègre les principales dispositions de fond de la Convention d’Union de Paris par référence, qui deviennent obligatoires pour les pays membres parties à l’accord, et établit, pour chacun des principaux secteurs de la propriété intellectuelle qu'il vise, les normes minimales de protection qui doivent être adoptées par chaque Etat membre. Il fixe notamment l'étendue de la protection, tels que l'objet de la protection, les droits conférés et les exceptions admises à ces droits ou la durée minimale de la protection, ainsi que les procédures et mesures correctives internes destinées à faire respecter les droits de propriété intellectuelle.


Réglementation européenne

Les institutions européennes ont adopté les règles européennes applicables à la propriété intellectuelle afin d'harmoniser la réglementation applicable au sein de l'Union et de favoriser ainsi la libre circulation des marchandises et la libre prestation de services. Aussi, un système uniforme de sauvegarde des droits de propriété intellectuelle a-t-il été progressivement mis en place afin de remédier aux disparités des législations nationales. Dès le Traité de Rome du 25 mars 1957, l'article 36 range les droits de propriété industrielle et commerciale au sein des exceptions à la libre circulation des marchandises. La Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne du 18 décembre 2000 pose, quant à elle, le principe de protection de la propriété intellectuelle (Art. 17, paragr. 2 : “La propriété intellectuelle est protégée”.). Au fil du temps, de nombreux règlements et directives européens ont été adoptés pour réglementer la propriété intellectuelle. Il en est ainsi des directives 98/71 du 13 octobre 1998 sur la protection juridique des dessins ou modèles (Dir. 98/71 du 13 octobre 1998 sur la protection juridique des dessins ou modèles, JOUE L 289 du 28 octobre 1998, 28.), 2001/29 du 22 mai 2001 sur l'harmonisation de certains aspects du droit d'auteur et des droits voisins dans la société de l'information (Dir. 2001/29 du 22 mai 2001 sur l'harmonisation de certains aspects du droit d'auteur et des droits voisins dans la société de l'information, JOUE L 167 du 22 juin 2001, 10.), 2009/24 du 23 avril 2009 concernant la protection juridique des programmes d'ordinateur (Dir. 2009/24 du 23 avril 2009 concernant la protection juridique des programmes d'ordinateur, JOUE L 111 du 5 mai 2009, 16.), du règlement 1257/2012 du 17 décembre 2012 mettant en œuvre la coopération renforcée dans le domaine de la création d'une protection unitaire conférée par un brevet (Règl. 1257/2012 du 17 décembre 2012 mettant en œuvre la coopération renforcée dans le domaine de la création d'une protection unitaire conférée par un brevet, JOUE L 361 du 31 décembre 2012, 1.), la directive 2015/2436 du 16 décembre 2015 rapprochant les législations des États membres sur les marques (Dir. 2015/2436 du 16 décembre 2015 rapprochant les législations des États membres sur les marques, JOUE L 336 du 23 décembre 2015, 1.) ou encore la directive 2019/790 du 17 avril 2019 sur le droit d'auteur et les droits voisins dans le marché unique numérique (Dir. 2019/790 du 17 avril 2019 sur le droit d'auteur et les droits voisins dans le marché unique numérique et modifiant les directives 96/9/CE et 2001/29/CE, JOUE L 130 du 17 mai 2019, 92.). La protection des droits exclusifs du titulaire des droits de propriété intellectuelle dans l'Union devait être assurée par la directive 2004/48 du 29 avril 2004 (Dir. 2004/48 du 29 avril 2004 relative au respect des droits de propriété intellectuelle, JOUE L 157 du 30 avril 2004.), relative à la répression de la contrefaçon (L. 2007-1544 du 29 octobre 2007 de lutte contre la contrefaçon, JO n° 252 du 30 octobre 2007.). Toutefois, elle n'a que partiellement atteint son objectif en raison de son manque de sévérité à l'égard des contrefacteurs et des pirates dont les activités ne font que croître (DG TAXUD et l'EUIPO, EU enforcement of intellectual property rights: results at the EU border and in the EU internal market 2021, décembre 2022 ; V. Communic. Comm. CE 2009 467 du 11 septembre 2009 intitulée “Renforcer l'application des droits de propriété intellectuelle sur le marché intérieur”, qui constate l'augmentation des phénomènes de piraterie et de contrefaçons, favorisée notamment par Internet.) et de l'existence dans certains États membres de dispositions moins protectrices. Le caractère souvent non contraignant du texte constitue un avantage pour ces derniers qui appliqueront leurs dispositions nationales plus libérales.

En outre, en vertu de l'article 97 bis TFUE, le Parlement européen et le Conseil établissent les mesures relatives à la création de titres européens pour assurer une protection uniforme des droits de propriété intellectuelle dans l'Union. Les marques et dessins et modèles de l'Union peuvent ainsi être déposés auprès de l'EUIPO. Le brevet unitaire européen a vu le jour avec l’adoption des règlements 1257/2012 et 1260/2012 du 17 décembre 2012. Le 19 février 2013, vingt-cinq Etats membres ont signé l’accord international relatif à une juridiction unifiée du brevet (Accord du 19 février 2013 relatif à une juridiction unifiée du brevet (AJUB), JO OEB 2013, 287.1), qui prévoit l’instauration d’une telle juridiction ayant compétence exclusive pour les contentieux de l’annulation et de la contrefaçon des brevets européens et des brevets européens à effet unitaire. L’ordonnance du 9 mai 2018 (Ord. 2018-341 du 9 mai 2018 relative au brevet européen à effet unitaire et à la juridiction unifiée du brevet, JO du 10 mai 2018.), qui a mis le Code de la propriété intellectuelle en conformité avec ces nouvelles règles, est entrée en vigueur le 1er juin 2023 (V. Communiqué de la juridiction unifiée du brevet du 5 décembre 2022, Adjustment of the timeline -- Start of the Sunrise Period on 1 March 2023, Unified Patent Court (unified-patent-court.org).).


Réglementation nationale

En droit national, les premiers textes réglant la propriété intellectuelle sont apparus très tôt, en 1844, pour les brevets, et 1957, pour la propriété littéraire et artistique, notamment. Ils ont fait l'objet de multiples réformes, afin de rendre la protection offerte plus efficace et se conformer aux règles posées par les textes internationaux et européens. Les dispositions relatives aux droits de propriété intellectuelle ont été rassemblées dans le Code de la propriété intellectuelle par la loi 92-597 du 1er juillet 1992. Certaines lois ont été adoptées dans le but de rapprocher les régimes des différents droits de propriété intellectuelle entre eux, telles que la loi LME du 4 août 2008 (L. 2008-776 du 4 août 2008 de modernisation de l'économie, JO du 5 août 2008.), qui prévoit la compétence exclusive de tribunaux judiciaires spécialisés en matière de droits de propriété intellectuelle, ou celle du 11 mars 2014 (L. 2014-315 du 11 mars 2014 renforçant la lutte contre la contrefaçon, JO du 12 mars 2014.), qui renforce les dispositifs de lutte contre la contrefaçon.


Propriété intellectuelle, libre circulation et libre concurrence

La propriété intellectuelle valorise la création et l'investissement, et, pour ce faire, confère un monopole au titulaire des droits de propriété. Toutefois, le monopole d'exploitation conféré au titulaire d'un droit de propriété intellectuelle, par des règles nationales, sur une base territoriale, heurte directement les principes de libre circulation des marchandises et de libre concurrence établis par le Traité de fonctionnement de l'Union européenne (TFUE), qui entendent simultanément lutter contre tout pouvoir de monopole et promouvoir un marché intégré. Aussi, le caractère exclusif des droits de propriété intellectuelle doit-il être concilié avec ces deux libertés fondamentales. Si le droit d' l'Union ne peut remettre en cause, aux termes de l'article 345 TFUE, l'existence d'un droit de propriété régulièrement acquis en vertu de règles nationales, l'exercice de ce droit ne peut induire une violation des règles de concurrence lorsque, dépassant les droits légitimes de son titulaire, il s'accompagne d'un comportement ou s'inscrit dans un schéma anticoncurrentiel. Pour assurer l'équilibre entre libre concurrence et nécessaire protection de la propriété intellectuelle, le droit de l'Union, au-delà des règles spécifiques à chaque titre, a posé des règles générales assurant la coexistence de ces droits.


1) Libre circulation des marchandises

L'article 34 TFUE, qui pose le principe de libre circulation des marchandises, s'efforce de concilier la liberté des échanges entre les États membres et la protection des droits de propriété intellectuelle. Cette dernière justifie en principe des restrictions quantitatives à l'importation ou à l'exportation, à moins qu'il en résulte une discrimination arbitraire ou une restriction déguisée dans le commerce entre États membres (art. 36 TFUE). Si l'existence des droits de propriété intellectuelle n'est pas mise en cause par les articles 34 et suivants TFUE, leur exercice ne doit pas entraver la libre circulation au-delà de ce qu'exige la sauvegarde des droits qui constituent l'objet spécifique d'une telle protection. Pour tenir compte des intérêts de l'Union, les autorités européennes ont été conduites à réduire les droits des titulaires en conditionnant leur objet spécifique à la sauvegarde de leur fonction essentielle. Seules les prérogatives relevant de l'objet spécifique, qui correspondent à la fonction essentielle du droit de propriété intellectuelle, sont alors considérées comme licites au regard du principe de libre circulation (La notion de fonction essentielle a été introduite par l'arrêt Terrapin Terranova (CJCE, 22 juin 1976, Terrapin (Overseas) Ltd. c. Terranova Industrie Ca Kapferer & Co, aff. 119-75, 119-75). Dans cet arrêt, la Cour a considéré qu'étant donné que la fonction essentielle de la marque, consistant à garantir l'identité d'origine du produit, était déjà compromise, il n'y avait aucune raison d'autoriser le titulaire de la marque à exercer les prérogatives relevant de son objet spécifique.). Afin concilier les prérogatives du titulaire du droit de propriété intellectuelle avec les objectifs du Traité, la Cour de justice a, ainsi, consacré la théorie de l'épuisement des droits (CJCE, 14 septembre 1982, Keurkoop BV c. Nancy Kean Gifts BV, aff. 144-81, 144-81, qui énonce que “le titulaire d'un droit de propriété industrielle et commerciale protégé par la législation d'un État membre ne saurait invoquer cette législation pour s'opposer à l'importation ou la commercialisation d'un produit qui a été écoulé licitement, sur le marché d'un État membre, par le titulaire du droit lui-même, avec son consentement ou par une personne unie à lui par des liens de dépendance juridique ou économique”.). En application de ce principe, le droit exclusif conféré au détenteur du titre de propriété intellectuelle s'épuise pour les produits commercialisés, avec ou sans son consentement, dans l'un des États membres de l'Union européenne. Cette mise en circulation l'empêche de s'opposer à l'importation ou la commercialisation du produit sur le territoire d'un autre État membre. La Cour de justice a, dans un premier temps, posé le principe de l’épuisement des droits en matière de droits voisins d’un droit d’auteur (CJCE, 8 juin 1971, Deutsche Grammophon Gesellschaft mbH c. Metro-SB-Großmärkte GmbH & Co KG, aff. 78-70, 78-70, Cah. dr. eur., 1971, 594, ALEXANDER ; RTD eur., 1973, 392, HARTMUT ; Rev. dr. intellectuel, 1973, 21, DEFALQUE ; Cah. dr. eur., 1985, 381, JOLIET DELSEAU ; RTD eur. 1973, 392, JOHANNES.), puis l'a étendu au droit des marques (CJCE, 31 octobre 1974, Centrafarm (BV), aff. 16-74, 16-74, JCP E 1975, II, 11728, BURST, KOVAR ; JDI 1976, 208, KOVAR ; ELR 1975, 73-75, LADDIE ; CMLR 1975, 37-59, VAN NIEUWENHOVEN HELBACH ; Rev. jur. com., 1975, 195, DE MONTBLANC ; RCDIP, 1975, 282, Françon ; Gaz. pal., 1975, III Doct., 322, KRSJAK; JDI, 1976, 208, KOVAR ; JCP E BURST, KOVAR, relatif au commerce parallèle de médicaments dans deux pays de l’UE.), aux brevets (Article L. 613-6 du Code de la propriété intellectuelle). La directive 98/71 du 13 octobre 1998 le consacre expressément, en matière de dessins et modèles, dans son article 15.


2) Libre concurrence

Les articles 101 et 102 TFUE font interdiction aux entreprises de s'entendre ou d'exploiter de façon abusive une position dominante dans des conditions de nature à fausser potentiellement ou réellement la concurrence sur le marché où elles exercent leur activité. Très tôt, la Cour de justice a considéré que si les droits reconnus par la législation d'un État membre en matière de propriété intellectuelle ne sont pas affectés dans leur existence par les articles 101 et 102 TFUE, leur exercice peut cependant relever des interdictions édictées par ces dispositions (CJCE, 18 février 1971, Sirena Srl c. Eda Srl, aff. 40-70, 40-70.). En effet, si l'existence du droit exclusif ne saurait être contestée (V. CJCE, 31 octobre 1974, Centrafarm (BV) c. Sterling Drug (Inc), aff. 15-74, 15-74), ses conditions d'exercice peuvent être déclarées contraires au droit européen de la concurrence, en particulier lorsque le droit exclusif apparaît comme “l'objet, le moyen ou la conséquence d'une entente” (CJCE, 18 février 1971, Sirena Srl c. Eda Srl, aff. 40-70, 40-70 ; 15 juin 1976, EMI records limited c. CBS Grammofon A/S, aff. 86-75, 86-75 ; 14 septembre 1982, Keurkoop BV c. Nancy Kean Gifts BV, aff. 144-81, 144-81.). Ainsi, l'exercice du droit sur la marque peut tomber sous le coup de la prohibition si les effets de la concertation dépassent ceux attachés au droit de marque (CJCE, 18 février 1971, Sirena Srl c. Eda Srl, aff. 40-70, 40-70 ; 15 juin 1976, EMI records limited c. CBS Grammofon A/S, aff. 86-75, 86-75.). Tel est le cas lorsque la licence de marque qui confère au licencié le droit exclusif d'utiliser la marque dans un État membre, ainsi que la qualité de distributeur exclusif, crée une protection territoriale absolue contraire aux règles de concurrence (Décision Comm. CE nº 77-129 du 21 décembre 1976, Theal-Watts, 77-129 ; CJCE, 20 juin 1978, Tepea (BV), aff. 28-77, 28-77.). Si la seule existence d'un brevet ne permet pas de constater une infraction à l'article 102 TFUE, en l'absence d'exercice abusif de ce droit (CJCE, 29 février 1968, Parke, Davis and Co. c. Probel, aff. 24-67, 24-67.), le fait, pour une entreprise en position dominante, de préserver le plus longtemps possible son monopole sur le marché des IPP, par le biais de procédés de nature à tromper les offices de brevet et les autorités judiciaires, constitue, en revanche, une pratique abusive, étrangère à la concurrence par les mérites (CJUE, 6 décembre 2012, AstraZeneca AB et AstraZeneca plc, aff. n° C-457/10 P, C-457/10 P.).


Propriété intellectuelle et numérique

L'expansion de la vente en ligne et le développement de nouveaux outils numériques comme les objets connectés, les non-fungible tokens (NFT), l'intelligence artificielle, les agents conversationnels ou les programmes de génération d'images à partir de descriptions textuelles, à l'image de ChatGPT et de Midjourney, soulèvent la question de la protection de la propriété intellectuelle dans ce monde virtuel. Si la technologie semble avoir toujours un temps d'avance sur le droit, les récentes réformes européennes illustrent l'effort déployé par le législateur pour mettre en œuvre un cadre propice au développement de l'innovation et au respect des droits fondamentaux des citoyens européens.

1) Lutte contre la contrefaçon

Le 19 octobre 2022, le Conseil et le Parlement européen ont adopté le Digital Services Act (DSA) (Règl. 2022/2065 du 19 octobre 2022 relatif à un marché unique des services numériques et modifiant la directive 2000/31/CE (règlement sur les services numériques), JOUE L 277 du. 27 octobre 2022.), ou règlement sur les services numériques, entré en application le 25 août 2023, parallèlement au Digital Markets Act (DMA) (Règl. 2022/1925 du 14 septembre 2022 relatif aux marchés contestables et équitables dans le secteur numérique et modifiant les directives 2019/1937 et 2020/1828 (règlement sur les marchés numériques), JOUE L 265 du 12 octobre 2022.). Le texte prévoit une responsabilité accrue des plateformes numériques dans la lutte contre la diffusion de contenus illégaux en ligne. Il impose notamment à tous les prestataires de services numériques qui mettent en relation les consommateurs avec les fournisseurs de biens, de services ou de contenus des obligations contraignantes, telles que des procédures de notification de contenus illicites par les utilisateurs et la suppression rapide de ces contenus. Si elle vise en premier lieu la lutte contre la désinformation et les propos haineux en ligne, cette nouvelle réglementation fournit aussi aux titulaires de droits des outils pour dénoncer la contrefaçon de leurs œuvres en ligne.

2) Intelligence artificielle et protection des droits de propriété intellectuelle

Le droit de la propriété intellectuelle à l'ère de l'intelligence artificielle demeure un droit en construction. Constatant que l'évolution rapide des technologies modifie la manière dont les œuvres et autres objets protégés sont créés, produits, distribués et exploités, notamment du fait de l'essor de l'intelligence artificielle, le législateur européen a adopté la directive 2019-790 du 17 avril 2019 (Dir. 2019/790 du 17 avril 2019 sur le droit d'auteur et les droits voisins dans le marché unique numérique, JOUE L 130 du 17 mai 2019, entrée en vigueur le 6 juin 2019.). La directive consacre notamment une exception pédagogique autorisant l’utilisation d’extraits d’œuvres protégées dans un cadre d’enseignement et de formation professionnelle, ainsi que des exceptions au droit d'auteur afin de favoriser les fouilles de contenus numériques sur internet par les algorithmes. Elle prévoit également la création d'un droit voisin des éditeurs de presse, une juste rémunération des auteurs et artistes-interprètes ou exécutants, la transparence des contrats d'exploitation de droits ou encore un mécanisme de révocation des droits de l'auteur ou d'un artiste-interprète ou exécutant transférés dans ces contrats.

Une résolution du Parlement européen du 20 octobre 2020 (Résolution du Parlement européen du 20 octobre 2020 sur les droits de propriété intellectuelle pour le développement des technologies liées à l’intelligence artificielle.) affirme la volonté de l'Union de devenir le numéro un mondial dans le domaine des technologies de l'intelligence artificielle. Cet objectif doit être réalisé par des mesures visant à rétablir et à préserver la souveraineté numérique et industrielle de l’Union, à assurer sa compétitivité ainsi qu’à promouvoir et à protéger l’innovation. La proposition affirme que la primauté de l’Union au niveau mondial dans le domaine de l’intelligence artificielle rend nécessaire l’établissement d’un régime de propriété intellectuelle efficace et adapté à l’ère numérique, afin de permettre aux innovateurs de commercialiser de nouveaux produits. Ce régime doit notamment prévoir des garanties solides pour protéger le système de brevets de l’Union contre les agissements illicites portant préjudice aux développeurs innovants dans le domaine de l’intelligence artificielle (cons. E). Dans le prolongement de la résolution du Parlement, la Commission a émis, le 21 avril 2021, une proposition de règlement établissant des règles harmonisées sur l'intelligence artificielle (AI Act) (Proposition de règlement établissant des règles harmonisées concernant l'intelligence artificielle (législation sur l'intelligence artificielle) et modifiant certains actes législatifs de l'Union COM(2021) 206 final, 21 avril 2021.). Toutefois, ce futur règlement, qui devrait être complété par une proposition de directive sur la responsabilité civile extra-contractuelle en matière d’intelligence artificielle (Proposition de directive relative à l’adaptation des règles en matière de responsabilité civile extracontractuelle au domaine de l’intelligence artificielle, COM/2022/496 final, 28 septembre 2022.), aborde uniquement la question de la sécurité technologique, à l'exclusion de celle des conséquences économiques de l'intelligence artificielle pour les créateurs.

Malgré ces évolutions, le droit contemporain de la propriété intellectuelle ne permet de répondre que partiellement aux enjeux de l'intelligence artificielle. La question de la licéité de l'utilisation, pour son entraînement, d'œuvres disponibles sur Internet, dont certaines peuvent être protégées notamment par des droits d'auteur, demeure débattue. La Commission a récemment estimé, dans une réponse du 31 mars 2023 (Commission européenne, Réponse donnée par M. Breton au nom de la Commission européenne, E-000479/2023, 31 mars 2023.), que la reproduction d'œuvres protégées à des fins d'entraînement d'une intelligence artificielle entre dans le cadre de l'exception pour fouille de texte et de données introduite par la directive 2019/790 du 17 avril 2019 (Dir. 2019/790 du 17 avril 2019 sur le droit d'auteur et les droits voisins dans le marché unique numérique, JOUE L 130 du 17 mai 2019, entrée en vigueur le 6 juin 2019.). Elle s'est toutefois engagée à “suivre de près les questions que soulèvent le développement des systèmes d’IA, leur incidence sur les secteurs de la culture et de la création, et l’interaction avec le cadre juridique”.

En outre, la question d'une éventuelle titularité de droits sur les créations générées par une intelligence artificielle à son créateur ou à son utilisateur fait l'objet de débats doctrinaux (BINCTIN, Droit de la propriété intellectuelle : Droit d’auteur, brevet, droits voisins, marque, dessins et modèles, LGDJ, 6e éd., 2020, 84 ; BENSAMOUN et GROFFE-CHARRIER, Rép. Dalloz dr. civ., avril 2023 ; VIVANT, JCP, 2023, doctr. 43.). Dans son guide sur les créations par intelligence artificielle du 16 mars 2023, l'Office américain du droit d'auteur s'est prononcé en faveur d'une analyse au cas par cas, en fonction du degré d'intervention humaine dans la création. L'utilisateur d'une intelligence artificielle ne bénéficie d'aucun droit d'auteur s'il se contente de fournir à l'intelligence artificielle une instruction simple, tandis qu'il est considéré comme auteur s'il n'utilise l'intelligence artificielle que pour l'assister dans la création de son œuvre (Office américain du droit d'auteur, Copyright Registration Guidance: Works Containing Material Generated by Artificial Intelligence, 16 mars 2023.). En revanche, le refus de la qualité d'auteur à une intelligence artificielle semble faire consensus au niveau international (L'idée avait été avancée dans une résolution du Parlement européen en 2017 (Résolution du Parlement européen du 16 février 2017 contenant des recommandations à la Commission concernant des règles de droit civil sur la robotique, 2015/2103 [INL]). Elle n'a toutefois pas été reprise par la suite.). Dans une décision du 14 février 2022, l'Office américain du droit d'auteur a ainsi refusé d'accorder la qualité d'auteur à une intelligence artificielle, en précisant qu'en droit américain, le droit d'auteur requiert que la création soit l'œuvre d'un humain (US Copyright, 14 février 2022, A Recent Entrance to Paradise, 1-3ZPC6C3, SR # 1-7100387071.). Cette solution a été confirmée par le Copyright Office américain dans son guide sur les créations par intelligence artificielle du 16 mars 2023. En droit des brevets, le principe selon lequel seule une personne physique ou morale peut se voir accorder la qualité d'inventeur a été réaffirmé par l'Office européen des brevets, qui a rejeté deux demandes de brevets européens dans lesquelles un système d'intelligence artificielle est désigné comme inventeur (OEB, 21 décembre 2021, J 8/20). Les juges britannique (Royal Courts of Justice, 21 septembre 2021, Stephen Thaler vs Comptroller general of patents, trade marks and designs.), américain (District Court for the Eastern District of Virginia, 2 septembre 2021, Thaler vs Andrew Hirshfled.) et australien (Federal Court of Australia, 13 avril 2022, Thaler vs Commissionner of Patents, (2022) FCAFC 62.) ont retenu une solution identique.

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